Au-delà des mers avec Jean-Louis Paguenaud

Pour cet artiste, le site Artnet recense seulement vingt-trois résultats, par hasard le nombre d’œuvres présentées justement dans cette vente ! C’est peu dire que le peintre voyageur par excellence se fait rare sur la route des enchères. La mise en vente de cet ensemble est en tout point exceptionnelle. Provenant de ses descendants, il est totalement inédit et promène dans toute la variété de son travail. Jean-Louis Paguenaud est à juste titre considéré comme l’un des meilleurs peintres de la Marine. Pourtant, il naît loin de la mer, dans le Limousin mais, fils d’un gendarme appelé en mission, il sera élevé sous le soleil algérien et au bord de la Méditerranée… une enfance qui va le marquer durablement et lui donner le goût du large. Classiquement formé à l’École des arts décoratifs de Limoges, puis à l’académie Julian où il suit les enseignements de William Bouguereau, il en sort muni d’un pinceau solide, puis s’engage dans la Marine. Dès lors, sa vie va se dérouler sur les mers. En 1902, il embarque à Nantes sur le Ker Joseph, un bananier faisant route vers la Martinique – et s’y trouve au moment de l’éruption de la montagne Pelée. Le jeune homme demande à être débarqué et se fait remarquer par sa bravoure lors du sauvetage des sinistrés. De retour en métropole, les premiers dessins et gouaches rapportés sont exposés au Salon des indépendants de 1905. Il se marie avec Alice Manès – le couple aura une fille, Simone, en 1910 – et, sur le yacht de son beau-frère le comte polonais Casimir Sobanski, lui-même artiste, part à la découverte des côtes méditerranéennes, jusqu’en Palestine et en Afrique du Nord. Le titre de peintre de la Marine, obtenu en 1922, suivi en 1934 de celui de l’Air, lui ouvre grand l’accès aux navires de la Marine nationale. Les valises ne sont jamais posées longtemps, les voyages sur les océans continuent. Un marin qui aimait aussi la terre En 1927, embarqué sur le croiseur LamottePiquet, Paguenaud visite le Cap-Vert, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et les Antilles. C’est ainsi qu’il rencontre Paul Valéry. Le philosophe le considère comme « l’amiral des peintres, le peintre des amiraux ». Deux huiles en témoignent : Escadre, croiseurs en mer (73,5 x 92 cm), brossée vers 1926 et attendue entre 1 000 et 1 500 €, et Vagues au milieu de l’océan (80 x 100 cm), mettant en scène la violence des éléments (700/1 000 €). Mais parmi cet ensemble, ce n’est pas cet aspect pourtant essentiel de sa longue carrière, qui est le plus prégnant. La Marine lui offre de sillonner le monde, aussi, à chacune des escales, armé de ses crayons et ses carnets de croquis, part-il en exploration. Au retour, dans son atelier de Limoges ou à Paris, à bord de sa péniche « La Provence » amarrée sur la Seine, il travaille à de grandes compositions, traduisant dans une lumière vive l’exotisme des terres lointaines. Il expose à la galerie Devalcourt à Paris à l’été 1914, cette dernière saison de légèreté avant le conflit mondial. Le critique Jean Silvin écrit alors dans L’Homme libre – dans lequel Georges Clemenceau publie quotidiennement un éditorial – que « Paguenaud a vu des forêts d’un rouge vermillon, des forêts de rêves qui nous paraissent invraisemblables et qui pourtant existent sous l’Équateur ». Ces forêts luxuriantes, on les retrouve sur plusieurs panneaux, Pirogues sous les palmiers (voir page de droite), Personnage africain près d’une cascade (168 x 120,5 cm, 1 500/2 500 €), Navire de guerre dans un paysage indochinois (245 x 102 cm, 2 000/3 000 €), ou encore Paysage indochinois (triptyque, 240 x 298,5 cm, 10 000/15 000 €). Exotisme rêvé L’œuvre la plus spectaculaire de l’ensemble est le quadriptyque mettant en scène le temple d’Angkor-Vat (voir ci-dessous). Paguenaud choisit de poser le monument phare de l’architecture khmère dans la végétation, qui au fil des siècles l’a profondément englouti. La majestueuse silhouette n’y apparaît pas moins magnifiée par le choix de l’atmosphère qui la nimbe, et par les aréquiers et les flamboyants qui l’encadrent. Une question s’impose : le peintre s’était-il déjà rendu sur le site ? En 1934, l’amiral Dumesnil, commandant en chef de la flotte en Méditerranée et par ailleurs son ami, lui demande un panorama de la baie d’Along (la toile, passée en vente en mars 2020 à Drouot chez Lynda Trouvé, obtenait 28 160 €) ; différentes aquarelles connues offrent aussi des vues aériennes de Saïgon. Il semble donc bien qu’il soit allé en Indochine au début des années 1930, peut-être après sa nomination comme peintre de l’Air : ce n’était sans doute pas très compliqué pour lui de pousser jusqu’aux ruines du Cambodge. Quoi qu’il en soit, la réalisation de ces panneaux nous conduit autour de 1931, année au cours de laquelle se tient à Vincennes la fameuse Exposition coloniale internationale, dont l’une des attractions les plus courues est justement la reconstitution du temple d’Angkor. Emporté par son enthousiasme, le journaliste Eugène Marsan écrit dans Le Figaro du 20 juillet 1931 : « Angkor Vat étonna les premiers visiteurs de l’Exposition par un surcroît de beauté imprévue. Ils en avaient pressenti le charme fantastique, non pas l’eurythmie. Ils en avaient imaginé la grâce et la puissance. Ils ignoraient qu’il dût être pareillement un chef-d’œuvre de la raison, apparenté en secret aux miracles du génie grec. » On imagine l’effet qu’il a pu produire sur un artiste ayant fait du vaste monde son terrain de jeu, et ayant longuement arpenté les forêts des terres exotiques. Rien ne lui était plus facile que de les associer. Ailleurs et ici Notre amoureux des mers choisira aussi de s’installer un moment au Pays basque, afin d’y peindre des scènes de pelotes, de tauromachie et bien sûr les côtes. « Dites-moi si l’artiste n’a pas senti le charme enveloppant du merveilleux pays de Ramuntcho et s’il n’a pas senti le secret de l’Océan», s’exclame Jacques de Saint-Pastou dans Paris Journal en 1914. Une Procession au Pays basque (88 x 129 cm, 1 500/2 000 €) et une Corrida de 1951 (141 x 170 cm, 1 000/1 500 €) nous apportent la réponse. La figure humaine, souvent secondaire dans ses compositions, se retrouve véritable sujet à plusieurs reprises ici. En 1947, il peint un Couple polynésien dans la forêt (200 x 120 cm, 1 500/2 500 €) et un Pêcheur polynésien (200 x 120 cm, 1 500/ 2 000 €) exprimant la franchise de tons et de touche qui le caractérisent. La grande majorité des panneaux qui vont être dispersés à l’Hôtel Drouot sont de grandes dimensions. Il est donc envisageable qu’il s’agisse de projets de décors non aboutis, conservés dans son atelier et par sa famille après son décès. Cette dispersion pourrait bien permettre d’apporter de nouveaux éclaircissements sur son parcours… Le destin de cet homme, qui, apprenant le décès de son frère Louis dans les premiers jours de la Première Guerre mondiale ajoute son prénom au sien et signe désormais Jean-Louis, est singulier. Sa dernière grande œuvre est la décoration de l’École de santé navale de Bordeaux… un certain Victor Segalen en était sorti diplômé en 1898, on ne se refait pas. 

PAR ANNE DORIDOU-HEIM
Atelier Jean-Louis Paguenaud Lundi 17 avril, salle 10-16 - Hôtel Drouot. Audap & Associés OVV.