Suzuki Harunobu, poète de la femme
Cette vision délicate d’un jeune couple provient de la collection personnelle d’un très grand connaisseur de l’ukiyo-e : le Néerlandais René Scholten, qui préside depuis 2000 aux destinées de sa galerie Scholten Japanese Art, à New York (voir Gazette 2024 no 35 page 14 et no 38, page 91). Parallèlement, et pour son plaisir personnel, l’esthète a rassemblé des centaines d’estampes des plus grands maîtres japonais. Désormais désireux de s’en séparer, il en a déjà livré une partie au feu des enchères le 16 octobre dernier, sous le marteau de la maison Audap. Ce jeudi 12 juin, l’opérateur parisien s’apprête à en disperser une deuxième sélection, parmi laquelle trois estampes devraient attirer particulièrement le regard, car signées par Suzuki Harunobu, virtuose du genre au XVIIIe siècle. Issues d’une série dénuée de titre mais illustrant les Trois poèmes vespéraux (Sanseki waka), ces images en format chuban tate-e datent des années 1766- 1767 et mettent chacune en scène un duo de personnages. La composition qui nous occupe s’intitule Soirée près des marais et montre, dans un intérieur, un couple élégamment vêtu : l’homme debout, plongé dans la lecture d’une lettre, et la femme à ses pieds, tenant l’instrument à trois cordes nommé shamisen. Derrière eux, des baies ouvertes laissent entrevoir des marais, où s’ébattent des oiseaux. L’explication de cette scène intimiste est donnée par le court poème inscrit dans un cadre en haut à droite : « Contre ma volonté, un sentiment de mélancolie a envahi mon cœur… sur le marais où la bécassine s’envole à l’automne, au crépuscule ». Son auteur ? Le poète médiéval Saigyo Hoshi (1118-1190), célébré comme l’un des plus illustres du Japon ancien. En parfaite symbiose, à la sentimentalité mélancolique des vers anciens répond l’infinie délicatesse du style d’Harunobu, célèbre pour avoir été l’inventeur supposé vers 1765 des premières images imprimées en plusieurs couleurs, grâce à l’emploi d’une dizaine de planches encrées pour une même feuille. Ces nishiki-e ou « estampes de brocart », un terme rappelant le chatoiement des étoffes multicolores, ont révolutionné l’art de l’estampe, jusque-là restreint par l’emploi de deux ou trois teintes. D’abord appliqué aux e-goyomi, des calendriers illustrés, ce procédé complexe va lui permettre de donner vie à un type caractéristique de jeunes femmes minces, dont les silhouettes évoluent sur un fond architectural ou paysager. Un univers fantasmatique et sophistiqué qui a inauguré l’âge d’or de l’estampe japonaise, où s’illustreront bientôt Utamaro, Hokusai, Hiroshige et bien d’autres.
Estimation de la série de trois : 60 000/80 000 €
Couverture de la Gazette Drouot n°21 (30 mai 2025)