Les beautés de papier de la collection Scholten

Hokusai, Hiroshige, Utamaro, Kuniyoshi, Toyokuni ou Eisen pour les XVIIIe et XIXe siècles, Hasui, Kotondo et Shinsui pour le XXe . Ils sont tous là, réunis pour le meilleur par un passionné : René Scholten. Ce collectionneur d’art japonais, au goût prononcé pour les estampes, commença à les rassembler dans les années 1980. D’abord attiré par le mouvement shin-hanga (« nouvelles gravures »), il évolua également vers l’ukiyo-e (« image du monde flottant »). Mais son goût pour l’art nippon ne se limite pas aux estampes, l’homme collectionnant aussi des laques et porcelaines jusqu’aux céramiques contemporaines. Son œil aiguisé et son goût très sûr le conduisirent à ouvrir une galerie dans son pays d’origine, à La Haye en 1995, bientôt suivie d’une seconde – Scholten Japanese Art – en 2000, à New York.

Il décide aujourd'hui de se séparer de 162 pièces de sa collection personnelle – estimées entre 450 et 100 000 € – qui seront dispersées à Drouot. « M. Scholten aime la place de Drouot, qui est un lieu important de vente d’estampes et d’art asiatique et lui assure ainsi de toucher une vaste clientèle de collectionneurs », explique maître Baboin-Jaubert, de la maison Audap & Associés. « Notre cabinet jouit d’une grande réputation dans les ventes d’estampes », précise Alice Jossaume, experte du cabinet Portier et Associés. « Nous avons travaillé avec de nombreuses maisons de vente sur de grandes collections. Celle de M. Scholten est très intéressante car bien qu’il y ait plus de 150 ans d’écart entre les estampes de Harunobu et celles de Kotondo, il y a un très beau fil conducteur, très poétique, qui est l’image de la femme. » Et d’ajouter: « Il y a des œuvres mythiques, comme les estampes micacées d’Utamaro, très rares. » L’âge d’or de l’ukiyo-e Kitagawa Utamaro (1753-1806) justement, est certainement le plus représenté. Il eut la chance de développer sa carrière artistique sous l’ère Kansei (1789-1801), considérée comme l’apogée de l’estampe. C’est à cette période qu’il fait la connaissance du célèbre éditeur Tsutaya Juzaburo (1750-1797), sous l’impulsion duquel il produit ses chefs-d’œuvre que sont les portraits féminins: les bijin-ga (littéralement « peintures de belles personnes »). Pour les représenter, l’artiste emploie généralement le format okubi-e : des portraits en gros plans qui deviennent très populaires. L’estampe Naniwaya Okita (70 000/100 000 €) de la série « Sept femmes se maquillant devant un miroir en pied », vers 1792-1793 (voir Gazette n° 33, couverture et page 6), en est la parfaite illustration. Sa spécificité est d’être pourvue d’un fond micacé. Rare, ce dernier représente un atout majeur pour la valorisation des estampes, plus encore quand sa teinte est peu usitée. C’est Utamaro qui, le premier, réalisa des fonds micacés (kira-e) vers les années 1790. Très coûteuse et difficile à obtenir, cette technique n’était destinée qu’aux estampes les plus précieuses, qui s’adressaient à une clientèle choisie. Edmond de Goncourt lui-même fut interpellé par cet usage, ainsi qu’il le décrit dans son ouvrage Outamaro, le peintre des maisons vertes, paru en 1891 : « Parfois ses fonds auront une apparence de métal oxydé, […] fonds bizarres, étranges, surprenants, avec leurs coloriages audacieux sur le métal… » Pour parvenir à ce résultat, la feuille préalablement imprimée avec le fond est mise à sécher puis appliquée sur un bloc couvert de colle. Le mica – de la poudre d’écaille de poisson – est broyé puis saupoudré avec un tamis sur le support avant que la colle ne sèche. Il fallait parfois plusieurs essais avant d’obtenir un résultat satisfaisant. Les inscriptions – titre, signatures et autres sceaux – gravées sur une planche à part, sont imprimées sur le mica afin de permettre leur lecture. Ce fond micacé se retrouve encore sur une autre estampe de la collection : Wakaume de la Tamaya à Edo-cho itchome, Mumeno et Iroka (vers 1793-1794), elle aussi évaluée 70 000/100 000 €. Dans ses portraits, Utamaro s’attache moins à représenter l’apparence que l’idéal de beauté de l’époque, attaché autant à l’éducation qu’à l’élégance. 

Shin-hanga, le renouveau de l’estampe Le XXe siècle marque une renaissance de l’art de l’estampe et de la représentation féminine. Les censures qui sévirent à la fin du XVIIIe siècle – portées par le très conservateur régime des Tokugawa – provoquèrent l’essoufflement du genre au siècle suivant. Il fallut attendre la restauration impériale de Meiji (1868-1912) et l’ouverture du Japon sur le monde pour que les artistes se réapproprient cet art, porté par le mouvement shin hanga. Ce dernier est promu par les éditeurs – inquiets de constater la perte d’intérêt pour l’estampe traditionnelle face à l’essor de la photographie – dont le principal instigateur sera Watanabe Shozaburo (1885-1962). Celui-ci fait appel à de jeunes artistes pour produire de nouvelles estampes, parmi lesquels Takahashi Hiroaki, dit Shotei (1871-1945), qu’il juge toutefois trop traditionnel. Il collabore ensuite avec Ito Shinsui (1898-1972), qui créera de nombreuses œuvres célèbres, dont, en 1928, la Femme se noircissant les sourcils (7 000/ 9 000 €). Une autre figure majeure du mouvement est Kawase Hasui. Ses estampes de paysage, dans la lignée de celles de Shinsui, vont connaître un succès immédiat. À l’image de cette planche de 1925 du Temple Zojoji sous la neige à Shiba, l’une des plus fameuses de l’artiste, les sujets représentés sont empreints d’une atmosphère souvent mélancolique évoquant le passage inexorable du temps. Il faut également citer Torii Kotondo, issu d’une importante lignée d’artistes, qui réalisa nombre de beaux portraits de femmes en grand format, parcourus d’une grande sensibilité. Sa Femme se peignant les cheveux (8 000/ 10 000 €), réalisée en 1933 à cent exemplaires seulement, est l’une des plus emblématiques. Tous ces artistes ont en commun de produire des estampes d’une grande finesse et d’une haute qualité technique, amenant cet art à des sommets jamais égalés auparavant. De l’image de la femme Qu’elles soient courtisanes (oiran) ou héroïnes, nobles ou roturières, poétesses ou prêtresses, les femmes ont toujours été un sujet privilégié des estampes japonaises. Les artistes – exclusivement des hommes jusqu’à la fin du XIXe siècle – inventent ainsi une image d’Épinal de la femme, une femme « parfaite » dont la beauté est idéalisée. Il en résulte des portraits qui sont tour à tour le miroir d’une époque et le reflet d’un passé glorifié. Dans une société où tout est symbole, ce qui est renvoyé est avant tout le fantasme d’une féminité très codifiée. Au XXe siècle, les choses changent. Le Japon regarde désormais vers l’Occident et s’inspire d’Hollywood, du jazz et de la mode parisienne. La période faste précédant la Seconde Guerre mondiale, ponctuée d’importantes mutations sociales et économiques, voit émerger une nouvelle femme, libre, moderne et émancipée. De l’ukiyo-e au shin-hanga, ces « images de belles femmes » invitent à contempler des moments éphémères, capturés par les artistes pour les rendre éternels. L’art de l’estampe commence donc avec les femmes, et c’est par elles qu’il perdure.