Une diablotine pour « Plon-Plon »

Le diable se cache dans les détails.» Inspirée par l’historien d’art Aby Warburg, la boutade est bien connue. La diablotine, elle, se dissimule dans une montre. Explication : cette complication horlogère, qui porte également le charmant nom de seconde foudroyante, a été inventée pour visualiser aisément une durée avec une précision diabolique (à une fraction de seconde près). Il suffit de pousser sur un bouton pour actionner cette fonction chronométrique. Et d’en faire de même pour stopper la folle course du temps. Le résultat sera lisible dans un compteur dédié précis à 1/10e de seconde (chronomètre) ou à 1/5e de seconde près (demi-chronomètre). Seul problème, la diablotine est une gourmande. Elle consomme beaucoup d’énergie, prise sur la réserve de marche de la montre. En outre, sa mise en place au cœur du mécanisme est un véritable enfer pour les horlogers, fussent-ils les plus aguerris. Il est donc très rare de la retrouver dans un garde-temps. La montre de poche Czapek & Cie n° 5340, qui sera présentée le 15 mai prochain, est l’une de celles qui font tourner les têtes en salle des ventes. D’autant que son fabuleux pedigree ne se résume pas à ce détail, loin s’en faut. Son auteur est l’une des figures les plus mystérieuses de la grande histoire de l’horlogerie. Probablement né en 1811 dans l’actuelle République tchèque, à proximité de Prague, Franciszek Czapek devient ensuite citoyen polonais mais doit fuir le pays après l’invasion russe en 1831. Est-ce à cette occasion qu’il fait la connaissance de son compatriote Antoni Norbert Patek ? Le mystère reste entier, faute d’archives. Une chose est certaine, néanmoins: les deux amis s’associent le 10 juillet 1839 pour fonder, à Genève, la firme Patek, Czapek & Cie. Objectif affiché : produire rien de moins que les meilleures montres du monde pour la clientèle la plus select qui soit. Franciszek y officie à la tête de l’atelier. En 1845, les succès commerciaux se sont enchaînés mais la brouille entre les deux hommes est consommée. À la tête de l’entreprise, un autre inventeur talentueux, Jean Adrien Philippe, entre au capital de la société (renommée Patek Philippe & Cie le 1er janvier 1851). De quoi offrir à Czapek une nouvelle liberté, qu’il ne tarde pas à utiliser en fondant en mai 1845 Czapek & Cie, toujours à Genève. Sa solide réputation étant déjà établie, il va consacrer l’essentiel de l’activité à une production sur mesure pour le compte de clients très exigeants, et ne rechignant jamais à la dépense afin de posséder un exemplaire unique, innovant et ouvragé dans les moindres détails. Parmi eux, un certain NapoléonJérôme (1822-1891) surnommé «Plon-Plon» par ses contemporains. Plus sérieusement, il porte le titre d’Altesse impériale et n’est autre que le neveu de Napoléon Ier, officiant comme général de division et sénateur. Bref, le prince Napoléon-Jérôme incarne le pouvoir de la maison Bonaparte durant le XIXe siècle et demeure attaché aux marques de son rang. Il va jeter son dévolu sur l’un des horlogers les plus en vue, Czapek. Du reste, Napoléon III, à son tour, adoubera ce dernier, faisant de lui son horloger officiel. Émail grisaille et magistral C’est au mitan du siècle, après 1855, que PlonPlon – qui a présidé l’Exposition universelle pour célébrer artistes, techniciens et industriels – commande à Czapek cette montre hors du commun, qui sera sans doute achevée à partir de 1859. L’indice nous en est donné sur la face interne de son écrin, en excellent état et orné du sceau impérial, car y est mentionné le nom de Clotilde de Savoie, que Napoléon-Jérôme a épousée en janvier 1859. «Il s’agit sans doute de l’une des plus belles découvertes de ces dernières années dans le domaine des montres à complications de la maison Czapek», s’enthousiasme Geoffroy Ader, l’expert de la vente. En outre, seul un modèle comparable, attendu entre 40 000 et 50 000 CHF, soit 56 770 à 70 963 € actuels, a été adjugé 347 250 CHF (492 401 € actuels), le 26 mai 1991 chez Antiquorum à Hong Kong (lot n° 285). Sur le cadran émaillé – au diamètre imposant de 58 mm –, en excellent état de conservation, on note la présence de deux quantièmes (le premier indique le jour de la semaine, le second le jour du mois en cours). La cuvette en or, signée «Czapek & Cie à Genève Place Vendôme 23, Paris», est finement ciselée. Enfin, et surtout, au recto de la montre, la face présente l’effigie du prince par un magistral dessin en «grisaille» sur émail. Ce procédé consiste, à partir d’un fond émaillé noir, à dessiner un motif par dépôts successifs de pointes d’émail blanc, dit de Limoges. Le rendu, superbe, est riche de nuances de gris donnant des effets de clairobscur. Un tel résultat demande une dextérité toute particulière à de rares maîtres émailleurs, chaque couche d’émail devant être cuite au four durant un laps de temps extrêmement précis, tout excès de chaleur pouvant potentiellement effacer le dessin. Le portrait du prince, en tenue d’apparat, marque sa mémoire. Nul ne sait en revanche ce qu’il est soudainement advenu de Franciszek Czapek en 1871. Est-il mort, comme certains l’affirment, lors des insurrections de la Commune de Paris ? A-t-il fui, une fois encore, à l’étranger ? Si c’est le cas, y a-t-il conçu d’ultimes trésors horlogers ? «Je suis à la recherche d’informations historiques sérieusement sourcées», affirme Xavier de Roquemaurel, entrepreneur à l’origine de la relance de la marque et de sa production de haute horlogerie depuis 2012. En attendant d’en savoir plus, cette diablotine princière foudroiera-t-elle les enchérisseurs ? Réponse le 15 mai.