Ionia l’Enchanteresse : une magicienne en tête d’affiche
Les affiches représentant la célèbre magicienne Ionia l’Enchanteresse, dite « The Goddess of mystery », sont considérées par les spécialistes et les collectionneurs comme parmi les plus belles de l’âge d’or de la magie. Réalisées à Birmingham par les ateliers Moody Bros vers 1910, elles seraient au nombre de 22 mais seules 9 ou 11 sont aujourd’hui connues selon le biographe officiel de Clementine de Vere alias Iona : Charles Greene III (Ionia. Magician Princess, Secrets Unlocked, 2022, autoédition). Les quatre portraits présentés par la maison Audap, estimés entre 150 et 600 €, ont pourtant failli avoir un funeste destin. « Nous les avons sauvés in extremis pendant un inventaire de dernière minute, juste avant qu’elles ne partent pour la décharge et la broyeuse à papier », se souvient Charles Baboin-Jaubert, commissaire-priseur. Les affiches proviennent du stock d’un autre magicien, inventeur et marchand d’articles de magie, Guy Bert (1910-1996), qui fut aussi l’éditeur de la revue L’Illusionniste. Il se marie en 1953 à Huguette Lavolot, prestidigitatrice plus connue sous ses noms de scène, Huguette de Lysiolle et Lady Masking. Rien d’étonnant donc que ces passionnés de l'illusion aient conservé ces affiches d’un spectacle que beaucoup considèrent comme mythique. D’autant moins lorsqu’on sait que le père de Clementine de Vere, Herbert Shakespeare Gardiner Williams, alias Charles de Vere, un illusionniste anglais résidant à Bruxelles, débarque à Paris en 1892 avec toute sa famille pour créer un magasin d’appareils pour « physique amusante, trucs et illusions » situé au 17 passage Saulnier. Ce dernier, qui longe l’entrée des artistes des Folies Bergère, devient vers 1902 la rue Saulnier, le magasin prenant alors le n° 6. En 1924, Charles de Vere vend son magasin à son ouvrier français, Jules Vinson. Le nouveau propriétaire emploie alors un garçon de courses, Henri Guibert, qui reprend à son compte l’établissement en 1940. Celui-ci se fait connaître sous son pseudonyme… Guy Bert. La boucle est bouclée.
Dresseuse d’ours déguisés Le spectacle imaginé en 1909 par Charles de Vere pour sa fille Clementine se veut novateur. Il met en effet une femme en scène, dans un rôle principal sulfureux qui flirte avec le mystère. Peu nombreuses dans le monde de l’illusion, car les magiciennes sont associées depuis le Moyen Âge à la sorcellerie ou la tromperie, les femmes y sont souvent cantonnées à des rôles subalternes : victimes consenLes quatre affiches créées pour un spectacle imaginé par le magicien Charles de Vere pour sa fille Clementine en 1910 sont de véritables jocondes de la spécialité. L’occasion d’évoquer des personnalités hautes en couleur. Ionia l’Enchanteresse : une magicienne en tête d’affiche tantes ou faire-valoir de leurs collègues masculins. Si Ionia l’Enchanteresse connaît un succès notable, il reste assez bref : Clementine n’a interprété son personnage qu’entre 1911 et 1913 et abandonne ensuite définitivement la magie. Le show a entre-temps connu une destinée singulière. Il naît tout d’abord de la volonté de Charles, père aimant mais désespéré, qui tente littéralement de sortir sa fille des griffes des ours! Comme Ionia, Clementine de Vere est un personnage haut en couleur, doté d’une forte personnalité. À 15 ans et demi, elle tombe amoureuse d’un dresseur de fauves, Herman Armond Wirtheim, employé du cirque américain Frank Bostock, qui se produit à l’hippodrome de Montmartre. Après leur mariage en 1904, leur lune de miel les conduit à New York, où Herman participe à l’inauguration du Dreamland Amusement Park de Coney Island. Clementine y retrouve sa sœur, Constance Élise de Vere, second prix de beauté, actrice repérée à Paris par le producteur américain Florenz Ziegfeld, qui lui confie le rôle de Mademoiselle Fifine dans son opéra-comique monté en 1904 à Broadway : Red Feather. Le couple suit ensuite le cirque Bostock un peu partout dans le monde, en Europe, en Égypte ou au Congo belge. En 1907, ils ont un fils prénommé Frank. Clementine ne suit pas seulement son époux : elle s’investit dans un numéro où elle évolue entourée de six ours déguisés. Charles de Vere, qui découvre peut-être celui-ci en mai 1910 au Casino-Kursaal de Lyon, convainc alors sa fille de le suivre dans la production d’un spectacle de « grande illusion », dont il veut faire un succès.
La magicienne et le prince russeCharles de Vere voit en effet les choses en grand : la mise en scène nécessite 6 tonnes d’équipements et comprend neuf assistants. En plus des affiches produites par les ateliers Moody Brothers, les costumes sont réalisés par la maison Llandorf et la musique est capitale russe durant la révolution. Toujours selon Charles de Vere, elle aurait été séquestrée dans une chambre d’hôtel pendant trois mois et son matériel de magie aurait été pillé. Les recherches de Charles Greene III ont rétabli une vérité moins romanesque. Divorcée de son premier mari en 1917, elle épouse en secondes noces le prince en 1919. Ils vivent alors entre Paris et Washington, puis divorcent à leur tour en 1928. Clementine gardera son titre de princesse et continuera sa vie à Neuilly puis à Saint-Laurent-du-Var sur la riviera française, où elle s’éteindra en 1973, sans avoir jamais parlé à personne de son personnage d’Ionia l’Enchanteresse.
Mardi 8 juillet, salle 1-7 – Hôtel Drouot. Audap & Associés OVV.Ionia l’Enchanteresse,affiche imprimée par Moody Brothers,
Birmingham, 76 x 51 cm.
Estimation : 500/600 €La gazette Drouot du jeudi 26 juin - N°25