LES ECHOS - Trésors bouddhiques et prix cassés, l'art asiatique prend ses quartiers à Paris
On le sait : Paris est la plaque tournante incontestable dans le domaine de l'art africain et océanien. De même, depuis l'installation de la foire Art Basel en octobre 2024, suivie de celle de plusieurs galeries influentes, la capitale française, est devenue une place qui compte de nouveau, au niveau mondial, dans le domaine de l'art moderne et contemporain. Mais qu'en est-il de l'art asiatique ancien ? En France, tout a démarré dans les années 1860 lorsque les frères Goncourt se sont penchés avec passion sur le sujet des estampes japonaises, au point, pour Edmond de Goncourt, d'écrire dans son journal : « Aujourd'hui encore, en regardant ces estampes japonaises que nous avions aimées les premiers, je me demande si l'art européen a jamais égalé cette musicalité de la couleur, cette simplicité éloquente du trait. » L'essor des collections exotiques C'est à la même période à peu près qu'a lieu la deuxième guerre de l'opium en Chine. Les forces franco-britanniques pillent le palais d'été de l'empereur et ramènent dans leurs pays respectifs une masse importante d'objets qui vont irriguer le marché jusqu'à aujourd'hui. Ce qui ne sera pas sans créer des problèmes avec l'ancien empire du Milieu. En outre, en 1867, l'Exposition universelle présente oiciellement de l'art chinois. Une nouvelle vogue de ces collections « exotiques » est lancée à Paris. La France est alors l'épicentre mondial du négoce de l'art, toutes origines confondues. Depuis lors, les choses ont bien changé. Aujourd'hui, le marché de l'art chinois ancien, très encouragé par les puissantes autorités du cru, fonctionne d'abord en Chine continentale et le plus souvent en circuit fermé. Car aux dires des professionnels, les objets anciens chinois importés ne peuvent en sortir. En outre, les résultats des ventes aux enchères locales manquent de transparence.
Quant à Hong Kong, la cité reste un lieu majeur du négoce des objets de grande qualité malgré le fait que les Chinois continentaux aient de plus en plus de mal à sortir des liquidités de leur pays. La place new-yorkaise est en perte de vitesse tandis que Londres reste active avec un groupe considérable de marchands. Quant à Paris, elle subit des influences contradictoires dans le domaine. On peut d'abord souligner le dynamisme actuel des propositions dans les spécialités de l'art asiatique. En eet, du 5 au 14 juin, pour la quatrième année se tient dans toute la ville le « Printemps asiatique », qui réunit cette année 66 participants. Jamais autant de professionnels ne s'étaient coalisés pour l'occasion. Certaines expositions sont dispersées dans la capitale en fonction de l'emplacement des galeries. C'est le cas par exemple de Jean-Michel Charbonnier, qui est l'un des grands spécialistes mondiaux des armures japonaises, installé sur l'île Saint-Louis.
Estampe japonaise à 60.000 eurosDes maisons de ventes, dont l'hôtel Drouot, se sont jointes au Printemps asiatique. La maison Audap, par exemple, y dispersera, le 12 juin, la deuxième partie de la collection de 161 estampes japonaises qui appartient au marchand René Scholten. Parmi elles, un paysage qui aurait pu séduire Edmond de Goncourt par la « musicalité de ses couleurs ». L'estampe de 1857 qui représente un jardin de pruniers dans des tons rougeoyants, est tirée de la fameuse série des 100 vues d'Edo imaginée par la star du domaine, Utagawa Hiroshige (1797-1858), (estimation : 60.000 euros). Pour la petite histoire, Vincent Van Gogh a réalisé une extraordinaire peinture inspirée de cette gravure, qui est visible aujourd'hui au Van Gogh Museum d'Amsterdam. En décembre 2013, une estampe similaire avait été adjugée à Londres pour 20.740 euros. Il faut savoir que cette spécialité est particulièrement technique et que la qualité d'impression ainsi que l'état de conservation de la feuille influent très notablement sur sa valeur.
L'épicentre du Printemps asiatique est la pagode située près du parc Monceau. Elle est occupée par 22 professionnels. C'est Christophe Hioco, spécialiste de l'art indien ancien, qui dirige la manifestation. Il y expose entre autres un bouddha sculpté dans la pierre, témoignage de l'art du Gandhara, daté du II e au III e siècle. Ces créations bouddhiques localisées dans les actuels Pakistan et Afghanistan sont marquées par des influences grecques, héritage du passage d'Alexandre le Grand. Nouvelles entraves réglementaires Dans l'oeuvre proposée pour un prix « au-delà de 100.000 euros », on reconnaît le drapé à la manière des toges grecques ainsi que les cheveux inspirés par la statuaire hellène. Celle-ci provient d'une collection française. « Le marché des statues du Gandhara se porte bien. Il vise une clientèle internationale, depuis les Chinois, intéressés par cette représentation bouddhiste, jusqu'aux Européens. Il importe cependant que les oeuvres soient d'une provenance irréprochable », explique le marchand. Christophe Hioco souligne qu'à partir du 28 juin « une nouvelle réglementation européenne visera le domaine des antiquités et entravera la circulation des oeuvres, en exigeant des certificats d'exportation de la part du pays dont est originaire la pièce. Dans les faits, une chose impossible à obtenir, car elles sont sorties de longue date d'Inde, de Chine, etc. » En France, la galerie Jacques Barrère fait partie des piliers français de l'art asiatique. L'année dernière, l'étude Giquello cédait à Drouot la collection de près de 300 oeuvres réunies par trois générations de Barrère depuis le début du XXe siècle. C'est aujourd'hui le fils, Antoine Barrère, qui tient les rênes de l'activité et a décidé de se consacrer exclusivement à l'art bouddhique. Il a d'ailleurs ouvert en 2012 une deuxième galerie à Hong Kong. Ce spécialiste des créations anciennes du Cambodge et de la Thaïlande présente dans son espace de la rue Mazarine plusieurs têtes de bouddha (à vendre 38.000 et 55.000 euros) originaires de l'école de Lopburi. Sourire mystérieux caractéristique ; yeux clos, symbole de l'introspection… Des objets d'une belle sérénité. « Conçues à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, elles datent du XIVe siècle, lorsque les Thaïs ont envahi le pays khmer. Dès lors, les visages de la statuaire khmer commencent à s'allonger en prenant une forme presque féminine. Les coiures changent aussi… »
L'art khmer au creux de la vagueDans un écosystème chahuté par les scandales de faux et les trafics, le pedigree des pièces est un critère majeur en vue d'une acquisition. « Les deux têtes appartenaient à des collections françaises avant-guerre », souligne le marchand. La statuaire Khmer a été frappée récemment par un scandale important. En eet, on a découvert que l'explorateur, collectionneur et marchand britannique Douglas A. J. Latchford, décédé en 2020, vendait, entre autres, aux plus grandes institutions américaines, des oeuvres du Cambodge qui étaient le fruit de trafics. « De ce fait, les amateurs sont échaudés. Les transactions sont actuellement au point mort », observe Antoine Barrère. « Les prix ont baissé d'environ 50 % depuis la période dorée des années 2007-2014. C'est le parfait moment pour acheter de l'art khmer. » Enfin, le marché de l'art asiatique français va perdre à la fin du mois de juin l'un de ses acteurs importants. Le marchand d'archéologie chinoise Christian Deydier, installé à Paris depuis 2013, inaugure en eet cette semaine, sa dernière exposition rue de Seine avant de déménager ses activités à Hong Kong. Connu pour son franc-parler, cet ancien président de la Biennale des antiquaires se plaint, non seulement « de contrôles fiscaux incessants, mais aussi de législations et réglementations françaises et européennes qui entravent l'exercice de [sa] profession ». Son salut final est organisé autour de sept pièces exceptionnelles, dont un bouddha assis en méditation, en calcaire gris, de 60 cm de hauteur, conçu en Chine ou en Asie centrale au VIe siècle, à vendre autour de 4 millions d'euros. Les plissés de la draperie, d'une grande délicatesse, ont gardé des traces de polychromie. Selon Christian Deydier, les prix de l'art chinois ont sensiblement baissé depuis le Covid. « En 2017, la valeur d'une telle pièce aurait pu monter à 10 millions ». Le catalogue de l'exposition, baptisée « Yi », pour « force vitale », indique que ce bouddha appartient à une collection française depuis les années 1920. Dans son arrière-magasin, Christian Deydier expose aussi des vases chinois en terre cuite du Ve au IIIe siècle av. J.-C. (à vendre 2.000 euros) qu'on jurerait appartenir à la production art déco française des années 1920. « Dans les dernières années, les terres cuites chinoises ont vu leur valeur baisser de 50 % », conclut le marchand.
Judith Benhamou